La magie et le test, mêmes combats ?

Par Olivier Denoo, Président du Comité Français des Tests Logiciels

« Ceci n’est pas un lapin[1]». Alors que je dévorais les pages de ce passionnant ouvrage, son titre faisait résonner en moi de nombreuses références magritiennes[2] ou, plus pragmatiquement, professionnelles[3] . Si les neurosciences peuvent expliquer la magie – ou plutôt l’illusion – pourraient-elles aussi expliquer nos erreurs ?

Contrairement à bien des idées reçues, notre cerveau, loin d’être sous-utilisé, fonctionne quasiment à plein régime lorsque nous sommes éveillés. Il nous renvoie en permanence des signaux venant de notre environnement ; gère nos pensées, nos sensations, nos actions et tous ces automatismes qui tournent telles des « tâches de fond » pour nous permettre de vivre sans même y penser. Il suffit donc de peu pour le saturer. Des conditions stressantes, quelques pourcents d’activité en plus, une bonne histoire…et nous voilà embarqués dans un cortège de décisions hâtives, peu réfléchies et aux conséquences parfois dramatiques.

Les illusionnistes l’ont bien compris. C’est pourquoi ils adoptent un rythme oratoire rapide et soutenu, qui sert leur histoire, capte l’attention du public et le détourne de l’essentiel, qui se déroule pourtant sous ses yeux. Regardez la performance de Smoothini[4] , par exemple : avec un bagout digne d’Eddie Murphy[5] , il bonimente le jury pour mieux l’empêcher de réfléchir, il force leur choix tout en leur donnant l’impression de disposer de leur libre-arbitre, il escamote et dissimule, certes avec talent…mais sans magie[6].

Alors que cette tension et ce stress permanent sont essentiels pour le bon déroulement du numéro, ils sont facteurs de risque et d’erreurs, parfois lourdes de conséquences, dans la vie de tous les jours, et en particulier lors de l’utilisation d’un logiciel. Ainsi, les conditions de stress extrêmes liées à la première guerre du golfe ont sans aucun doute contribué à la destruction d’un avion de ligne iranien par l’USS Vincennes en 1998. Comment expliquer sinon qu’un équipage professionnel ait pu confondre un chasseur en piqué et un gros porteur civil au décollage (sans même parler du franchissement accidentel des eaux territoriales) ?

Les mêmes mécanismes de saturation sont couramment employés par les hackeurs (pression, ingénierie sociale) ou les pickpockets pour nous « distraire » et perpétrer leur forfait.

Permettre à l’utilisateur de conserver ou reprendre le contrôle en priorisant l’information qu’il reçoit (visuels, couleurs, clignotements, messages…), en le guidant (wizards, tutoriels, interfaces déroulant les tâches pas à pas…) fait souvent la différence entre un logiciel ordinaire et un logiciel qu’on aime à utiliser. Certains éditeurs l’ont bien compris en distillant les fonctionnalités en fonction du profil de ses utilisateurs ou de la complexité des tâches qu’ils veulent réaliser. Ainsi Adobe Photoshop Elements™, par exemple, permet 3 modes d’utilisation : « retouche rapide » pour les utilisateurs novices ou pressés (Fig. 1), « visite guidée » pour ceux qui en veulent plus mais ignorent souvent comment faire (Fig. 2) et enfin « mode expert » pour ceux qui veulent tirer parti de toutes les fonctionnalités de ce standard de la retouche d’images et pour qui filtres et masques de fusion n’ont plus de secret.

C’est aussi la « magie » de Google, qui, partant d’une page quasi-vierge, distille ses fonctions multiples et tentaculaires (pas loin de 20 liens !) au gré des pérégrinations de ses visiteurs.

Avez-vous remarqué au passage à quel point votre regard semblait attiré par le menu de gauche des figures ci-dessous? C’est l’effet magique « bébé » et l’attention conjointe, une autre caractéristique neuropsychologique, qui nous force à suivre le regard de l’autre, machinalement, inconsciemment parfois. Une caractéristique bien comprise des magiciens qui en arrivent même à nous faire voir voler des balles qu’ils n’ont pas lancées, juste en les « suivant » du regard.

Figure 1

Figure 2

Figure 3

Incroyable…mais tellement vrai ! Et gare au gorille[7] si vous croyez qu’on ne vous y prendra pas et péchez par excès de confiance en vos capacités attentionnelles.

De la même manière, le succès du commerce en ligne commence (et finit quelquefois) avec le fameux « tunnel de commandes ». Qu’il semble confus, peu sécurisé, que les prix affichés soient incohérents et c’est une vente ratée, un utilisateur mécontent qui n’y reviendra plus et convaincra même parfois son entourage de boycotter le site fautif.

Trop de publicités pour nous stresser à la droite de nos pages – et hop ! nous les ignorons pour mieux nous concentrer sur ce que nous croyons plus important. Qu’à cela ne tienne, les annonceurs feront clignoter leurs bandeaux pour mieux attirer notre regard – flattant ainsi nos instincts naturels les plus primitifs, ceux de la survie, du comportement de proie, obligée de développer son regard dynamique (orienté-mouvement), sa vision périphérique pour survivre dans ce monde où nous n’étions pas encore si confortablement installés au sommet de la pyramide alimentaire.

Parfois aussi, de manière inhabituelle, la « magie » révèle nos différences et nos déficiences, comme dans ce très spectaculaire tour de David & Leeman[8] où les particularités d’Howie Mandel[9], un des membres du jury, sont instrumentalisées à son insu. A l’heure où l’informatique s’impose comme un marché de masse et que nous savons que les déficiences visuelles touchent des millions de personnes dans le monde[10] , qui pourrait encore décemment se permettre de faire l’impasse sur près de 10% de la population, alors que des outils existent[11] pour simuler et anticiper les problèmes?

Je pourrais encore vous citer de nombreux exemples et leur mise en situation dans le domaine des tests logiciels, mais à l’instar d’un bon prestidigitateur[12] , je ne vais pas révéler tous mes tours d’un coup, et encore garder quelques as dans mes manches…ne fut-ce que pour les partager avec vous au détour d’une prochaine JFTL.

Si les neurosciences nous apprennent beaucoup sur nos actions et nos comportements, en analysant nos erreurs, nos lacunes, nos déficiences, nos évitements, les illusionnistes faute de toujours en comprendre les raisons, savent mettre en pratique ces tours qui les soulignent et mettent en lumière nos « défauts ».
S’il ne faut pas forcément être un bon magicien pour devenir testeur ; si l’étude de la psychologie ou des neurosciences ne figure pas non plus obligatoirement au programme ; ces deux disciplines d’apparence si éloignées et pourtant si proches, combinées à la pratique professionnelle du test logiciel – en particulier dans le domaine des tests d’utilisabilité – nous offrent de nouveaux outils, de nouvelles dimensions à explorer afin de mieux comprendre nos utilisateurs et de mieux les servir.